Le mot de la Présidente

« On oublie vite qu’on est un humain quand on est stigmatisé. » Eva Maree. [1]

 

Les deux dernières décennies ont été marquées par l’émergence de mesures visant à l’éradication de la prostitution, ou plus précisément à la disparition physique des prostituées dans l’espace public. Qu’il s’agisse de politique sécuritaire exempte de toute considération humanitaire ou d’idéologie sectaire et binaire, tout autant étrangère à la notion fondamentale de droits élémentaires dus à tout Être humain, les conséquences se sont avérées destructrices pour les actrices[2] de ce monde grandement stigmatisé, qu’elles soient libres ou contraintes.

Deux lois ont entériné ces deux périodes historiques : la LSI[3], votée le 18 mars 2003, a fait de contrevenantes des délinquantes, passibles d’amendes et d’emprisonnement ; la loi de 2016, dite de « lutte contre le système prostitutionnel »[4] en a fait des victimes de « prédateurs » supposés responsables de leur activité au seul motif d’entretenir le commerce du sexe par leurs demandes .

Sans surprise aucune, ces deux visions – quoiqu’en apparence contradictoires – ont engendré les mêmes effets et les mêmes méfaits, à savoir une insécurité permanente pour les personnes concernées, une répression aveugle sur certaines d’entre elles, une précarisation inquiétante, une opportunité pour les proxénètes de tous bords de faire fructifier leur commerce et une réelle menace pour la santé publique dans la mesure où les nouvelles conditions d’exercice conduisent immanquablement à un relâchement de la vigilance plus qu’indispensable au regard des risques inhérents à l’activité, dont le risque de contamination par les IST, en   particulier le VIH.

Dans un État de droit, les acteurs sociaux sont censés rapporter les réalités du terrain, les décideurs en prendre acte et légiférer en conséquence. Mais, encore faut-il être digne d’une parole publique… Ce que ne sont pas, n’ont jamais été et ne risquent pas de devenir les « femmes publiques » au vu de l’esprit de ces lois qui discréditent tout discours non concordant aux attendus des décisions prises par une minorité dominante.

Car, au-delà de leurs effets visibles, ces dispositions législatives ont lourdement renforcé le stigmate qui entrave toute possibilité de penser, de sentir et d’agir comme tout un chacun. Ce stigmate, marque physique d’infamie, indélébile qui marquait au fer rouge le corps de l’esclave dans la société grecque antique, celui des voleurs sous l’ancien régime de la lettre V,  et une fleur de lys sur les épaules, le front ou les fesses des prostituées, En France, ce marquage qui sera définitivement aboli en 1852, mais, reconverti sous une forme moins visible, il est aujourd’hui toujours aussi infamant et continue d’imprimer ses marques sur les corps et les esprits. Cette cicatrice pénale, ancêtre du casier judiciaire, n’a rien perdu de son pouvoir d’exclusion, il amplifie plutôt une justification à la répression envers – entre autres – les « damné-es de l’amour », que sont les prostituées/travailleuses du sexe pour reprendre les propos de Ruwen Ogien[5]

Cette lumineuse idée censée en finir avec la prostitution – celle qui est visible plus précisément – nous vient de Suède, ce pays où les putains n’existent pas[1] n’a rien perdu de sa force liberticide, puisqu’elles y sont effectivement privées de leurs droits les plus élémentaires, devenant ainsi des non-sujets de droit.

Le film réalisé par Ovidie sur la réalité vécue par les travailleuses du sexe en Suède est édifiant à plus d’un titre. La force du stigmate de pute capable d’entraîner une mort sociale, voire une mort physique pour celles qui transgressent délibérément l’interdit suprême, est à son comble, il invalide toute velléité d’auto-détermination, de choix et de libre-arbitre. L’adhésion de tous les corps de l’État, à commencer par les travailleurs sociaux, devenus le bras armé de cette idéologie puritaine et paternaliste, est porté et véhiculé par des féministes…

Comment ce fameux « modèle suédois », qui relève clairement d’un modèle totalitaire, a-t-il pu séduire les responsables politiques en charge des questions de prostitution si ce n’est par une adhésion commune à une vision normative, aseptisée, voire hygiéniste de la sexualité et des rôles  assignés à l’un et l’autre sexe ? Car nous sommes bien aujourd’hui en France dans un mouvement de cette nature. Un système de pensée unique, porté par une minorité agissante qui s’est octroyé le monopole du discours juste sur les individus en général et les femmes en particulier, « un monopole idéologique, c’est-à-dire la conception d’une vérité qui ne supporte aucun doute, ne tolère aucune critique, est imposée à tous »[1] selon Petra Östergren, anthropologue et autrice de plusieurs articles critiques sur la politique suédoise envers les travailleuses du sexe. Monnayer des prestations sexuelles est interdit en Suède depuis 1999, et c’est au nom de la dignité des femmes que ces mesures particulièrement discriminantes ont été adoptées ! Pas meilleure illustration de ce qu’est la violence symbolique : un rapport de pouvoir dissimulé et fondé sur une supériorité discursive supposée, censée  détenir une vérité pour autrui et l’imposer au nom de son bien-être et de la sauvegarde de sa « dignité ». Autrement dit, une violence qui ne dit pas son nom.

Le film d’Ovidie apporte un éclairage cru et réaliste sur cette politique dont les effets sur les corps peuvent aller jusqu’à leur anéantissement. Pye Jakobson, activiste et fondatrice de l’association de travailleuses du sexe Rose Alliance à Stockholm, dresse dans ce film le profil psychique des dirigeant-es suédois-es et met en garde contre la visée expansionniste de l’idéologie abolitionniste qu’ils ont construite et entendent diffuser à travers toute l’Europe. Cette mise en garde auprès des travailleuses du sexe européennes n’est pas récente, on peut en témoigner par son intervention dans le cadre des premières Assises de la prostitution, tenue à Paris dans la salle des mariages de la Mairie du XIIème arrondissement, le 16 mars 2007. Depuis l’adoption de la loi en 1999, elle n’a de cesse de dénoncer les fondements idéologiques à l’origine de cette « croisade » destinée à mettre un terme au travail du sexe partout en Europe. Les éléments de langage utilisés par des responsables politiques se revendiquant comme porteuses du féminisme le plus abouti ont été repris à l’identique par plusieurs pays européens, dont la France en avril 2016.

Difficile, dans ce contexte, de ne pas se référer au « dispositif de sexualité » conçu pour encadrer le sexe et l’orienter vers la procréation. Michel Foucault a mis en lumière ce pouvoir sur les corps, exercé dès le XVIIème siècle, dans une optique de régulation de la sexualité et de la procréation. Le bio pouvoir, dont l’objectif est d’intervenir jusque dans la vie biologique des individus, est pleinement à l’œuvre dans nos sociétés

Qu’est-il condamné dans le travail sexuel si ce n’est la transgression majeure à ce dispositif. La prostitution est stérile, et à ce titre est exclue de la norme, elle est avant tout transgressive – donc punissable – dans la mesure où elle défie les règles de la bienséance exigée des femmes, quand elles occupent l’espace public et quand elles sont à l’initiative de la relation sexuelle, initiative traditionnellement réservée aux hommes.

Mais, surtout, ces femmes sont détentrices des secrets « inavouables » au regard de la norme, contenus dans leurs demandes. Ce qui est, politiquement, inconcevable !

 

 

 

 

[1] Là où les putains n’existent pas, Documentaire d’Ovidie (France, 2017, 56mn) ARTE

[2] Si ce texte ne mentionne que les femmes, c’est que, seules les femmes et femmes trans’ sont la cible de la répression.

[3] Loi pour la sécurité intérieure, dont le fonds théorique a permis l’expulsion d’étrangères

[4] La paternité de cette expression est revendiquée par les courants abolitionnistes, dans l’objectif de faire planer sur le monde prostitutionnel une sorte de logique transversale qui voudrait que toute personne se prostituant soit régie par une forme de pouvoir constitué.

[5] Ruwen Ogien, Philosopher ou faire l’amour, Grasset, Paris, 2014.